Après 64 jours 2 heures et 14 minutes de course, Jérémie Beyou a franchi le Cap Horn lundi 11 janvier à 16h34 (heure française), son troisième passage en quatre ans, son deuxième en solitaire. Un moment vécu intensément par le skipper de Charal qui signe au passage le meilleur temps du Grand Sud (30 jours 14 heures et 27 minutes entre Bonne-Espérance et le Horn, soit 45 minutes de moins qu’Armel Tripon).
Tu as franchi le Cap Horn lundi après-midi, quelle saveur a ce troisième passage par rapport aux deux précédents (Vendée Globe 2016 et Volvo Ocean Race 2017-2018) ?
Le sentiment est différent, parce que j’ai passé les deux premiers à chaque fois dans le trio de tête, j’étais davantage dans l’action de la compétition. Là, cela a été beaucoup plus long pour arriver jusque-là, mais quelque part, je suis encore plus fier de moi. Le virage est symbolique, parce que d’un côté, il signifie que tu mets le cap vers la maison, mais surtout, il matérialise la sortie du Pacifique qui n’aura pas été tendre. Donc, c’était un mélange de fierté et de soulagement. En plus, j’ai eu de bonnes conditions pour passer la longitude du Cap Horn, ce n’était pas la tempête, ça faisait du bien après tant de jours dans du vent fort.
Le Pacifique a été si dur ?
Oui, c’était dur. Je ne découvrais pas qu’il y a du vent dans le Pacifique, mais en général, tu as des accalmies, des passages de dorsale anticyclonique entre deux dépressions qui permettent de souffler, alors que là, ça a été des coups de vent non stop, de la mer de Tasmanie au Cap Horn. Au moment où je l’ai franchi, j’avais 15 nœuds sur mon anémomètre, cela faisait des semaines que ça ne m’était pas arrivé et que ça ne descendait quasiment jamais sous les 30 nœuds. Sur la durée, c’est usant pour le bateau et pour le bonhomme, tu sens que tu es à la limite.
Beaucoup de marins sont apparus un peu groggy après leur sortie du Grand Sud, est-ce ton cas ?
Oui, c’est ça, tu as l’impression d’avoir fait un match de boxe pendant lequel tu n’as fait que défendre, collé dans ton coin le long des cordes à prendre des droites, des gauches, en essayant de te protéger comme tu peux. Il faut juste arriver à tenir debout pour finir le combat, la limite est de ne pas sortir KO, mais oui, tu sors groggy, c’est clair.
T’attends-tu à passer dans un mode différent dans les heures et les jours qui viennent ?
Pas vraiment, parce qu’une dépression secondaire, comme celles que j’ai rencontrées pendant tout le Pacifique, va réussir à traverser la péninsule sud-américaine, si bien que je vais la retrouver dès ce mardi, après un passage de vent très mou. Cela signifie que le vent va revenir, 25 nœuds, puis 30-35 pour passer les Falklands, donc l’accalmie est de courte durée et je vais retourner assez rapidement dans un mode Grand Sud pour quelques jours.
Es-tu pressé de retrouver un peu de chaleur après deux mois dans le froid ?
Oui, d’autant que dans la fin du Pacifique, en plus des coups de vent, il a vraiment fait très froid. J’ai échangé avec quelques camarades, notamment Armel Tripon qui est un peu plus nord que moi et qui me dit qu’effectivement, même si la météo n’est pas forcément plus simple pour lui, cela change tout dès qu’il y a un peu plus de chaleur. Dans le Sud, le bateau est tout le temps très humide, dès que tu vas manœuvrer sur le pont, tu as les doigts tout de suite gelés, donc je ne te cache pas que j’ai hâte de retrouver des conditions plus maniables, des mers moins grosses et la chaleur qui va faire du bien.
As-tu l’impression dans ce Sud d’avoir été chercher de nouvelles limites, d’un point de vue mental ?
Oui, clairement ! C’est commun de dire qu’il faut se dépasser mentalement quand tu fais le Vendée Globe, mais là, j’ai été plus loin. Je l’ai déjà dit, mais j’ai dû très vite changer de mode par rapport à mon objectif initial : plutôt que de me battre contre les autres en tête de course comme je l’imaginais, je me suis battu contre moi-même et il m’a fallu encore plus de résilience pour arriver à lutter contre la petite voix qui me disait que ce n’était pas ma place. Et finalement, je suis fier d’en être là aujourd’hui en ayant bien géré ma course, mais c’est vrai que mentalement, ça a été une sacrée lutte.
Regardes-tu de temps en temps ce qui se passe en tête de la flotte ?
Je ne regarde pas dans le détail, ça me fait un peu mal, mais ce que je constate quand même, c’est que tout le groupe des poursuivants a toujours eu des conditions pour revenir sur les leaders, ils ont eu pas mal de réussite. C’est forcément difficile pour les hommes de tête, mais ça maintient le suspense jusqu’au bout.
Tu as quelques skippers proches de toi, notamment Arnaud Boissières et Alan Roura, as-tu pu discuter avec eux ?
Oui, j’ai échangé avec Alan et Arnaud pour savoir combien de fois ils avaient passé le Cap Horn, on s’est échangé quelques souvenirs et des petits messages sympas. En termes de stratégie par rapport à eux, c’est difficile de se comparer aux autres parce que la météo n’est pas bien calée, c’est vraiment elle qui décide des écarts, plus que la vitesse des bateaux.
Comment se porte Charal à la sortie du Grand Sud ?
Ça va. J’ai eu le droit quand même il y a trois jours à une nuit super compliquée dans une petite dépression avec des vents à 40 nœuds et de la neige qui tombait à l’horizontale. Mon pilote automatique n’a rien trouvé de mieux que décrocher à ce moment, le bateau est parti à l’abattée, la situation a été hyper tendue, mais je n’ai heureusement rien cassé. Donc à part ce souci de pilote, qui semble résolu, et mon J2 (voile d’avant intermédiaire) qui est pour l’instant inutilisable, Charal est plutôt en bon état. Ce qui est certain, c’est que jusqu’à l’arrivée, il faut continuer à en prendre soin, parce que l’objectif, c’est de terminer.
Tu reçois énormément de messages de soutien depuis que tu as repris la mer le 17 novembre, mesures-tu cet engouement derrière toi ?
Oui, c’est vraiment sympa de sentir ce soutien, je profite de ce passage de Cap Horn pour saluer tout le monde et remercier tous ceux qui me suivent, ça m’aide beaucoup !